Archives quotidiennes : 25 juillet 2011

Monsieur Q.

M. Q est né il y a une soixantaine d’année, en Afrique. Il a travaillé en France, a envoyé de l’argent au pays, pour aider sa grande famille. Et puis, insidieusement, M. Q s’est mis à moins bien marcher. A moins bien parler. Lentement, surement, ses centres de l’équilibre ont baissé les bras. A cause de l’une de ces si nombreuses maladies que l’on sait pas trop mal diagnostiquer, mais vraiment mal soigner, dans ma spécialité.

D’après les cousins qui lui rendent visite, M. Q travaillait encore, malgré tout, avant qu’une attaque cérébrale ne lui paralyse en partie le côté gauche du corps.

 

Quand j’ai rencontré M. Q, il était admis depuis quelques jours dans mon service. Pour une nouvelle attaque qui lui ôtait, cette fois, le contrôle de la partie droite de son corps, et surtout, la parole.

M. Q était donc incapable de bouger dans son lit. Les bras ramenés vers lui par la spasticité lui donnaient un air implorant. Pas un son ne sortait de sa bouche. Seul son regard errait d’un objet à l’autre, avec de déconcertants sursauts dûs à ses troubles neurologiques. M. Q ne répondait pas aux ordres simples. M. Q ne progressait pas.

 

M. Q, lorsque vous êtes interne, c’est le type même du patient « aisé à négliger ». Parce qu’il ne se passe rien. Que le bilan a été bouclé en moins d’une semaine et que désormais son « cas » relève plutôt de la rééducation, qui n’est pas votre spécialité, que vous connaissez mal et qui vous met donc mal à l’aise. Car n’importe quel autre patient aurait été transféré relativement rapidement vers une rééducation.

Mais voilà, M, Q n’est pas « sexy ». Sa CMU ne fait pas rêver les foules. Il a beau avoir un réseau familial et amical solide qui aimerait le prendre en charge chez lui, ce n’est pas possible, car son « chez lui » n’est pas aménageable à son handicap. Rentrer au pays n’en parlons pas. Alors les centres de rééducation rechignent à l’admettre.

 

Alors M. Q reste là. Dans « vos » lits. M. Q vous fixe sans rien dire quand vous passez le matin. Vous ne savez pas trop quoi faire, ni dire. M. Q n’a pas besoin de vos talents d’interne. M. Q a besoin de rééducation. M. Q a besoin de temps. A côté, vous avez 10 patients qui ont besoin, en quantité et ordres variables : d’avis cardio, de TDM de contrôle, d’aller en chirurgie, d’IRM, d’ARM, d’échographie, d’équilibrer leur traitemnt. De tout ces trucs que vous organisez ou faites, vite et bien, habituellement. En dehors de l’hôpital, vous avez des topos, posters, articles à préparer. Des cours à relire. Une vie personnelle a faire avancer. Alors M. Q…

 

Alors M. Q, la visite professorale l’ignore. La vôtre est à peine mieux. Vous gérez les problèmes aigus. L’infection pulmonaire. La suspicion de phlébite. Mais voilà, c’est tout.
Vous êtes jeune, interne, un peu submergée, un peu bête, très impuissante et mal à l’aise. La vie de M. Q n’est pas une vie. Vous vous demandez parfois ce qu’il lui passe par la tête en vous voyant vous tortiller à son chevet tous les matins quand vous vous forcez à aller le voir.

 

Heureusement il y a Jeanne*. Jeanne, c’est l’ortho(phoniste pas pédiste) dont tout service de neuro rêve. Jeanne, elle n’a pas un parcours habituel, et du coup, ses idées sortent souvent de l’ordinaire. On a vu Jeanne se démener. On a un peu chambré Jeanne qui passait beaucoup de temps avec lui. Parfois elle fatiguait et espaçait ses séances. Puis une nouvelle idée la saisissant, elle réattaquait la muraille de silence, avec ses armes à elle.

Heureusement il y avait Alicia* la kiné. Qui a étiré, délié les muscles avec une infinie patiente.

 

Je ne sais plus à quel moment notre regard a changé sur M. Q. Probablement quand une autre interne m’a rejointe en salle, et a eu le sentiment qu’il était… différent. Un de ses bras avait récupéré un peu de force et pouvait pointer. Son corps n’avait plus cette attitude d’animal blessé des premiers jours.

 

M. Q ne parlait toujours pas, mais quelque chose passait entre lui et nous. Parfois M. Q sourait, de façon adaptée. Parfois non. Mais de plus en plus souvent de façon adaptée. Parfois, on arrivait à avoir un « oui » « non » informatif à des questions très simples.

 

Petit à petit aller voir M. Q est devenu un plaisir. On cherchait l’idiotie qu’on allait proférer pour tenter d’obtenir un sourire. Ou parfois, juste un bonjour, mais qui n’avait plus rien de forcé.

 

Un midi, en avril, lorsque le temps était à l’été prématuré, ma co interne et moi avons réalisé que M. Q n’avait pas respiré l’air libre depuis plus de trois mois. En remontant dans le service, inhabituellement calme ce jour là, nous avons littéralement kidnappé M. Q sur son fauteuil et l’avons trainé jusque dans le parc de l’hôpital.

Nous nous sommes assises sur un banc goûtant à ce repos inattendu et transgressif comme à ces après midi de glande surprise au collège lorsqu’un prof était absent.

Les yeux de M. Q balayaient tout l’espace. Revenait sur nous occasionnellement lorsque nous blattions sur les passant(e)s.
Croyez le ou non, M Q a gardé son sourire jusqu’au soir bien après que nous sommes remontés dans le service.

 

Ensuite, et jusqu’à la fin du stage, une sortie par semaine minimum est devenu notre rituel à Co-interne, M Q. et moi.

 

C’est en buvant mon café au soleil, regardant M. Q scruter chaque détail du parc que j’ai cessé d’avoir pité de lui.

 

Jeanne, Alicia et M. Q m’ont fait un cadeau inestimable ce semestre là, qui a valu mille fois toutes les choses théoriques importantes que j’ai apprises pendant ce stage : la vie, même brisée, peut reprendre forme d’une façon inattendue. Et nul ne mérite d’être abandonné.**

 

*Comme dans tout bon article avec des petits morceaux de vérité dedans les prénom a été modifié.

**Attention à bien me comprendre : l’acharnement médical, c’est mal. Le handicap, c’est compliqué, peut être difficile et mal vécu. Ce n’est pas toujours de la faute de quelqu’un s’il est mal vécu, et dans ces cas là, le devoir de l’équipe est d’aider à atténuer la souffrance, et ça fait partie du fait de ne pas abandonner les gens. Dans le cas de M. Q, si sa vie et ce qu’il est n’ont plus rien à voir avec ce qu’il était avant, je suis au moins sure d’une chose : il ne souffrait pas physiquement, ni à priori moralement. Nous ne nous sommes pas acharnés, mais il était là, en vie, avec nous. Et j’ai découvert que les moments de plaisir, et de plaisir partagé, peuvent malgré tout exister.

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